Self-Interrogation

Les heures d’entretien avec des médecins n’ont pas réussi à m’apprendre ce qu’il allait advenir de mon cœur, après.

Peut-être y a-t-il quelque part une casse d’organes, une espèce de décharge, et que le mien sera versé là avec d’autres que lui, évacué de l’hôpital par les portes de service dans de grands sacs-poubelle ; j’envisage un container pour matière organique où il serait recyclé, rendu à un état de matière indistincte, compost de chair remodelée servi par des Atrides d’une cruauté sans borne à leurs rivaux entrés de fort bon appétit dans la salle du palais, galettes ou steak tartare, pâtée donnée aux chiens dans de grandes gamelles, appâts pour ours et mammifères marins – et peut-être alors que ces derniers se transformeraient après avoir ingéré la substance, leur peau d’écailles se couvrant de cheveux platine comme mes siens, peut-être qu’il leur pousserait de longs cils veloutés. Ce serait une belle transformation que de revivre à travers quelqu’un et que mon cœur soit lui aussi utile.

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Les trois guides

L’espoir, la mémoire, et le détachement aux choses seront les piliers qui feront toujours avancer les âmes en peine ou nécessitant une main tendue. Une chose que peu de gens prennent en comptent est le fait de se tourner vers ce que la vie a de plus beau, la simplicité de voir son cœur battre, ses poumons se remplir d’air et ses poils se hérisser au vent frais qui frôle son visage. Peu importe ce qui se présente dans l’atelier des Parques, sur leurs machines à tisser où se mêlent sans repos les existences sous leurs doigts agiles, la fin arrivera toujours sans relever de notre volonté dans une vie qui aura été quelques points de broderies ou jonctions dans les jours des autres que l’on croise ou qui forment notre entourage. Le but est de rester le plus longtemps possible en expérimentant ce qui fait le bonheur, et de savoir laisser aux trois divinités la décision de la durée d’une existence.

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La colombe captive

J’ai essayé d’écrire dans mon carnet.

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Mon écriture est lente, délibérée ; je fait tracer mon stylo ligne par ligne, je perd le rythme. J’ai l’impression de ne pas avancer. Je fatigue, je bloque, je reprend. Ai-je trop l’habitude de l’effaçage, cette aisance offerte par l’informatique, ou suis-je devenue faible, incapable d’écrire vraiment de par l’échec de mon cœur ? M’a-t-il condamné a une vie de fantôme, de demi-écrivaine ? De quart-écrivaine, même, puisque je vole mes lignes aux auteurs d’outre-manche. Et puis pourquoi vouloir écrire, puisque mes pages devront, encore une fois, être transformées en données pour que mon éditeur les reçoive? C’est un geste de défi, sans doute, peut-être, je me suis dit, je veux être capable d’écrire, les escaliers c’est déjà assez, je veux être capable d’écrire sans tomber de fatigue, je veux au moins avoir ça. Mon plus jeune a vu mon carnet, je l’avais laissé sur mon bureau. Il m’a complimenté sur mon écriture, il m’a dit que j’écrivais encore très bien, encore. Suis-je censée ne plus savoir écrire ? Les morts en sursis n’ont-ils pas quelques droits de plus que les morts ? Ma main peut tenir une plume, alors je la tient, cette plume d’encre et de plastique qui court avec hésitation sur le papier tracé. Voilà ce à quoi je suis réduite. Mais je me bat, je ne vais pas me laisser me faire battre, alors je continue a écrire et petit à petit je sens que je m’y prend mieux. Peut-être que ça n’était pas la faute de mon cœur, peut-être que j’avais juste perdu l’habitude, peut-être que ça n’était rien, c’est vrai qu’a part les listes de course je n’avais pas écrit souvent depuis que j’ai emménagé ici, et ce sont mes enfants qui m’emmènent les faire, pour la semaine, je ne peux pas y aller seule, cette faiblesse-la je n’ai pas pu m’y soustraire, j’ai du me plier à ça. Je repense à ce cœur qui m’affaiblit et de jour en jour me laisse en plan. Ô rage, ô désespoir, ô myocarde ennemi! N’eut-il que d’un instant reculé sa défaite, Claire eut été du moins un peu plus tard sujette.

Rêverie

Je tourne en rond dans ma chambre depuis ce matin.

Un cœur. Il me faut un cœur. Le cœur de quelqu’un d’autre.

Si c’est un don qu’il me faut, il est tout de même d’un genre spécial. Il n’y a pas de donneur dans cette opération, personne n’aura eu l’intention de faire un don, et de même il n’y a pas de donataire, puisque je ne serais pas en mesure de refuser l’organe, je devrais le recevoir si je veut survivre, alors quoi, qu’est-ce que c’est ? La remise en circulation d’un organe pouvant faire encore usage, assurer son boulot de pompe ?

Le sens de ce transfert dont je dois bénéficier par le jeu d’un hasard invraisemblable – la compatibilité inouïe de mon sang et de mon code génétique avec ceux d’un être mort –, tout cela est flou. Je n’aime pas cette idée de privilège indu, la loterie, je me sent comme la figurine en peluche que la pince saisit dans le fatras de bidules amoncelés derrière une vitrine de la fête foraine. Surtout, je ne pourrais jamais dire merci, c’est là toute l’histoire. C’est techniquement impossible, merci, ce mot radieux chuterait dans le vide. Je ne pourrais jamais manifester une quelconque forme de reconnaissance envers le donneur et sa famille, voire effectuer un contre-don ad hoc afin de me délier de la dette infinie, et l’idée d’être piégée à jamais me traverse. Le sol est glacé sous mes pieds, j’ai peur, tout se rétracte.

 

Comment dire merci ?

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Histoires de greffes, de boutures, faune et flore.

Je me baladais l’autre jour, mentalement j’entends car je ne sors pas beaucoup, je suis trop vite fatiguée en descendant seulement l’étage de mon immeuble. Un de mes fils m’a envoyé un lien sur une greffe de cœur, et me suis mise à penser à toutes ces histoires de de greffes, de boutures, faune et flore. Un jour on allait me greffer un nouveau cœur, comme on le ferait sur une plante. Quand on réalise une greffe sur un arbuste, il commence déjà à pousser, il a sa vie propre, et on lui colle tout à coup un autre bout d’arbre, on les fait fusionner, mais pour que ce soit la partie que l’on a ajoutée qui conserve ses caractéristiques maintenant. Et l’on n’entend plus parler de la plante du début. 

Et comment c’est censé se passer alors pour les humains ? Plus je retourne le problème dans ma tête, et moins je vois de différence entre les deux. Un cœur a des cellules, et envoie le sang dans tout le corps. Le mien ne fonctionne plus comme il faut, il est en train de fragiliser tout mon côté arbre. Si on me greffe, est-ce que mon tronc grandira à nouveau pour soutenir ce nouvel organe, et est-ce qu’il deviendra moi maintenant, et que je n’existerais plus comme la femme que j’ai toujours été ? Vais-je vieillir, rajeunir, changer de sexe, de couleur de peau, de religion, faire des pommes alors que je devais produire des cerises ou des nouvelles roses différentes de celles initialement prévues par mon premier code génétique ? Serais-je toujours réellement la mère de mes enfants ? Est-ce que je serais prête à risquer de fondamentalement changer pour rester auprès d’eux ? 

What will happen of me if I become a grafted plant ? 

 

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Lignes écrites de la maison

Un nouveau carnet est toujours le symbole d’une nouvelle période de sa vie, consignés sur papier se déroulent tous les évènements d’un quotidien dans lequel on peut se replonger des années plus tard, si on peut se permettre ce temps à rattraper en se décrochant pendant un instant du présent. Le risque de se perdre dans une temporalité pas tout à fait retrouvée, un espace entre souvenirs et temps qui semble s’être déroulé dans la vie d’un autre apparaît et il faut alors s’accrocher ou plonger dedans, sans autre alternative entre les deux. La joie cependant est indicible au retour de la page blanche qui se tourne, celle sur laquelle tous les possibles sont capable d’être apposés. L’écriture nous inscrit dans le présent, et dans une temporalité où nous laissons notre empreinte au monde, une trace de notre passage entant qu’être vivant, respirant et doué d’un cœur qui fonctionne, peu importe son niveau ou sa durée de sursis. L’espoir fait vivre dit-on et rallonge les existences si on a un but, un souhait à réaliser. Le mien ne sera pas de vivre pour une grande chose, ou de survivre pour mes enfants, mon but est maintenant de profiter de la page blanche de la vie qui se profile devant moi, peu importe ce qui arrivera dans les heures, mois, jours, années à venir, de tout prendre et essayer de terminer ce carnet avant d’en commencer un nouveau et encore un autre, indéfiniment pour pouvoir un jour me replonger dans celui-ci, voir ces poèmes qui m’ont aidé à traverser le temps abîmé  et malade qui se poursuit malgré tout, en donnant plus que jamais envie de continuer à écrire, parler et être au monde.

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Ça me changera de l’ordinateur et du papier machine !

Je n’ai pas l’âme d’un lâche

Je suis superstitieuse. J’essaie de mettre la chance que je peux attraper de mon côté maintenant que j’ai vu que je n’en avais pas beaucoup, et de la garder, en faisant tout ce que je peux pour ça. Je fais jouer le destin dans ma tête pour tenter d’influer sur le réel que j’ai du mal à suivre depuis trois ans, pour gonfler tout ce qui me reste de courage dans le futur qu’on m’offre, long ou court, mais qui au final ne me demande jamais mon avis. Ma chance de survie personnelle est la mort de quelqu’un qui aurait miraculeusement un cœur en bon état, correspondant à mon réseau intérieur, et tout cela pendant que mon corps continue de faire battre ce cœur abîme sur lequel je n’ai aucun pouvoir, comme une machine à vapeur infernale et capricieuse, une mort qui le laisserait intact exprès pour moi quelque part loin ou dans un accident, là, juste en face de moi, maintenant, peut-être ou dans des mois, des années, après que je sois déjà enterrée et que ce soit le tour de quelqu’un d’autre, quoi de plus lointain, de plus subjectif que ça ?

J’ai décidé de me battre comme je pouvais contre tout ça, mais c’est souvent fatiguant, alors je me tourne vers ce qui me manque et m’attire, toute la force que je peux puiser ailleurs que dans ma vie. J’aimerais croiser un animal dans la rue ou même depuis ma fenêtre, un tigre dans l’idéal, ou une chouette effraie, le disque facial en forme de cœur, mais un chien errant ferait très bien l’affaire, ou des abeilles simplement merveilleuses pour me donner un signe que tout va bien, le monde a mon destin en main et tout va s’arranger en quelques heures. Quand je pense à ce futur au gouffre qu’il est et qu’il créera, peu importe son évolution, je suis terrifiée comme jamais, anesthésiée par la terreur.

Harfang est le nom du chirurgien qui a failli m’opérer la dernière fois, au nom évocateur de chouette, et avec une mèche de cheveux blanche, c’est un signe ça non, un présage, ça va aller, si ce cœur n’était pas beau la dernière fois, c’est lui qui m’en a protégé, ça n’aurait jamais marché avec, et la prochaine fois qu’il m’appellera, il l’aura trouvé, on me réparera et ma vie reprendra ? C’est un signe, c’est sûr, je dois y croire pour qu’il prenne encore plus de force et devienne réel.

Appel

Sans titreLa fatigue se fait sentir alors que les jours deviennent plus froid dehors mais que la vie ne change pas dans cet intérieur de misère où je suis plongée. Mes enfants viennent de partir et tout reste calme maintenant, plus de bruits, plus de gens pressés autour de moi me rappelant sans cesse par leurs regards, leurs attentions et la matière qu’ils ont de faire comme si tout allait bien, que la maladie n’était pas là, me rongeant de plus en plus à mesure que le temps s’égraine interminablement, mais seul le plus jeune a semblé remarquer un regain d’éclat dans mon regard ces derniers temps, que me procure la vie infusée par ces poèmes que j’avale chaque jour ou presque, comme un médicament salvateur au goût de miel. Ils veulent tous me rassurer, me soutenir. Ils se méprennent, je n’ai pas peur aujourd’hui de ce qui va arriver si on me trouve finalement un cœur, qu’on m’appelle à nouveau un matin, la nuit, un soir, à midi alors que je suis en train de manger, ou que je suis plongée dans cet autre monde des mots qui se mêlent dans mon esprit alors que mes yeux défilent devant les caractères d’ordinateur. Ce qui m’angoisse et à quoi j’arrive à échapper par les mots échangés ici, ou au travers des mots empruntés aux plumes anglaises d’un autre temps, c’est l’essence de la vie qui est en moi. Perdre quelque chose, un fragment, une sorte d’étincelle qu’on ne pourrait plus traduire comme venant de moi, n’étant plus un individu particulier et un organe autre, ovni dans mon propre corps et que je ne supporterais peut-être pas tout en en ayant besoin pour vivre. Comment faire pour s’épanouir et recommencer une nouvelle vie en ayant en soi la partie de quelqu’un comme fonction vitale dont on ne voudrait pas, désirant seulement être soi, entier et intact, mais devant se plier à la règle de la transplantation ?

La paix chez soi

La nuit de Noël, quelqu’un est venu chez moi, déposer sur mon lit une brassée de digitales pourpres.

J’ai sourit, les surprises c’est risqué, je suis cardiaque tu sais. Les fleurs viennent de chez moi, je l’ai senti. Elles sont toxiques. De celles que l’on interdit aux enfants de toucher, de respirer, de cueillir, de goûter – je me souviens de mes doigts poudrés de fuchsia que je contemplais, fascinée, seule dans le chemin, et du mot « poison » qui enflait au-dessus de ma tête d’enfant alors que je les portait à ma bouche.  Les pétales sont d’une couleur si vive qu’on les dirait artificiels, moulage de plastique.

Cette nuit-là, je me suis endormie avec les fleurs, ornée et soignée comme une reine. À mon réveil, il faisait encore nuit mais les enfants s’excitaient déjà dans l’appartement au-dessus du mien, poussaient des cris, leurs talons martelant le plancher, ils filaient déchirer les papiers cadeau apparus dans la nuit auprès d’un sapin de Noël ectoplasmique.

J’ai secoué les pétales tombés sur mon corps et me suis fait une salade assaisonnée à l’huile de truffe et au vinaigre balsamique.

Joyeux noël à vous et profitez de vos proches et de votre vie.

 

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La Terre ne m’inspirera donc-elle plus

Ça fait près d’un an que j’habite ce deux-pièces que j’ai loué sans même y avoir jeté un œil, les mentions Pitié-Salpêtrière et premier étage m’avaient suffit pour signer sur-le-champ un chèque d’un montant exorbitant au type de l’agence – c’est sale, petit et sombre, la corniche du balcon du deuxième étage obscurcit ma fenêtre comme une visière de casquette. Mais je n’ai pas le choix. C’est cela être malade, ne pas avoir le choix – mon cœur ne me laisse plus le choix.

J’ai une unique fenêtre à trois pas de mon bureau, avec un détail qui me plaît néanmoins, ce qui n’est pas de trop ici : la vieille crémone qui me rappelle mon ancienne maison. L’hiver, même si il n’est pas encore arrivé, c’est tout comme, se masse presque déjà dans le cadre – un panneau induré, translucide et glacial. Il vitrifie les bruits de la rue qui sonnent, isolés, comme la rumeur du soir dans une ville de province, neutralise le cri du métro aérien freinant à l’entrée de la station Chevaleret, garrotte les odeurs et plaque un film glacé sur mon visage. Je tressaille, en portant lentement les yeux de l’autre côté du boulevard Vincent-Auriol, juste en face, touchant les fenêtres du bâtiment qui loge le service de cardiologie de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, où je me suis rendue trois jours plus tôt pour des examens qui ont montré que l’état de mon cœur s’était encore détérioré. Je vis dans un présent suspendu mais qui n’en finit pas de s’étirer, dans une bulle étrangère dans laquelle j’apprends à revivre, lentement, difficilement, mais à chaque inspiration, chaque battement de ce cœur dégradé, je reprends des forces même si mon corps a du mal à suivre. Je suis vivante en probation.

J’ai inhalé longuement l’hiver, yeux fermés : la planète bleutée dérive dans un pli du cosmos, suspendue en silence dans une matière gazeuse, la forêt est étoilée de trouées rectilignes, les fourmis rouges remuent au pied des arbres en une gelée gluante, le jardin se dilate – mousses et pierres, herbe après la pluie, branchages lourds, griffe du palmier – la ville bombée couve la multitude, les enfants ouvrent les yeux dans le noir dans des lits superposés ; je me suis figuré mon cœur, morceau de chair rouge sombre, suintante, fibreuse, tuyautée de toute part, cet organe gagné par la nécrose, cet organe qui défaille. J’ai refermé la fenêtre. Il faut que je me prépare pour ce soir, je vais retrouver mes enfants.